En cette période entourant de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation, la fondatrice de la coopérative Nitaksinan et sociologue Karine Awashish partage une vision autochtone de la circularité basée sur le principe de la coopération.

Dans le sanctuaire des marais, les grenouilles ajustent leurs cordes vocales qui résonneront comme dans une cathédrale. Les vibrations de leurs voix auront un effet magique sur les moustiques. Alors, elles commenceront leurs bourdonnements. C’est un renouveau de transmigration vers un nouveau cycle, après un sommeil réparateur.

Ainsi, le souffle du Grand Esprit est prometteur.

(Extrais du poème Le cycle, par Charles Coocoo de la Nation Atikamekw)

En toute période de l’année, vivre au gré des saisons est salutaire et béni. Défier ce cycle serait contre nature. Pour les Atikamekw, et les Premières Nations en Amérique du Nord, le mois de juin annonce l’apogée du soleil sur notre territoire. Le solstice d’été est un moment euphorisant tant pour les communautés que pour la faune et la flore. Pour les Premières Nations, cette période indiquait le renouvellement du cycle annuel de la nature par ses multiples manifestations de la naissance et de la renaissance. Le territoire est nourricier sur le plan physique, car il nous apporte tout ce dont nous avons besoin pour vivre. Il l’est tout autant sur le plan intellectuel et spirituel, car il nous apporte savoir et connaissance et ce lien de respect que nous entretenons avec lui nous rend meilleurs et nous élève comme êtres humains. Cette interdépendance et cette appartenance au territoire, par ses richesses et ses utilités dont nous bénéficions, permettent de perpétuer et de participer à sa mémoire vivante. Que pouvons-nous tirer de ces enseignements de la nature tel que les Premières Nations la perçoivent ? En réponse aux enjeux des inégalités et de la crise climatique, pouvons-nous nous en inspirer davantage dans les conceptions de nos systèmes économiques et dynamiques sociaux contemporains ? Le discours sur l’économie circulaire comporte plusieurs catégories de visions, mais on retient principalement celle reliée à la structure et la mécanique économique des chaines de production. Celle-ci, je dois l’avouer, manque de vision plus large, plus inclusive et plus holistique. Devant la résistance à l’engrenage colonial et capitaliste, les perspectives autochtones sur les cosmologies et les philosophies des premiers peuples de l’Amérique s’animent. Plusieurs collectivités autochtones dans le monde tentent de réconcilier les traditions de leur patrimoine culturel et scientifique avec la réalité culturelle et économique d’aujourd’hui.

Ces concepts et connaissances, tels que le Pimatisiwin chez les Atikamekw ou le Buen Vivir en Amérique du Sud, portent en eux depuis des millénaires, une vision circulaire de la Création et du fonctionnement de la vie. Là où l’économie de marché fait loi et les dérives du capitalisme s’accentuent à grande vitesse, il y a une urgence de redéfinir la vision de l’économie « classique » et de la réconcilier avec une représentation de l’économie plus respectueuse de l’humain, de l’environnement et des territoires. À l’encontre du mythe de la loi de la jungle (compétition, domination, lutte) dans l’économie libérale, il est salutaire d’aborder l’économie à son contraire. Ainsi, la coopération interpelle à l’entraide, à la réciprocité, au commun et à la symbiose. La nature, perçue comment étant chaotique, nous a entraînés davantage vers la coopération. Si la nature nous a beaucoup appris en matière d’évolution, elle nous a montré que la clé du succès pour la survie de la biodiversité demeure dans nos stratégies de coopération.

De mon point de vue, je m’efforce d’élargir le dialogue de l’économie circulaire en m’appuyant sur les principes traditionnels de la coopération autochtone. Un des éléments qui a retenu mon attention au fil des années en ce qui concerne la vision de la coopération autochtone, c’est sa vision circulaire. Cette dynamique coopérative appelle au cercle (démocratie), à la circularité (relations) et à la circulation (redistribution), comme l’économie traditionnelle des peuples autochtones les concevait.

Des siècles et des siècles de vie dure façonnèrent ces hommes, au fil des générations, jusqu’à les faire vivre, un peu comme les arbres et les plantes, en fonction des saisons. On ne fabrique pas chez ces peuples un vêtement de fourrure selon telle ou telle mode, mais surtout pour se protéger du froid de l’hiver. Et ce n’est pas n’importe quand dans l’année qu’on fabrique ce vêtement, mais en hiver au moment où la fourrure des animaux est la plus épaisse. Dans ces pays d’eau, les bateaux sont essentiels comme moyen de locomotion : on les fabrique au printemps quand fondent les neiges et monte la sève dans les arbres (…) (Noël & Simard, 1977[1])

Le développement des communautés autochtones s’efforce de concilier la préservation et la transmission culturelle de leur tradition, de leur identité et de leurs connaissances tout en intégrant les dispositions du progrès et de la modernité, et ce, en conservant la vision intrinsèque du collectif et du bien commun. En ce sens, l’établissement des conditions qui permettent la mise en commun des ressources, des savoirs et des pratiques, par la coopération, permet aux communautés de mieux prendre en charge leur organisation socioéconomique. Cette vision de la coopération et de la circularité nous permet d’approfondir la notion d’économie circulaire, non seulement dans sa conception industrielle, mais aussi dans une dimension sociale. Pour les Autochtones, pourtant, envisager plus d’autonomie collective devant les défis et les contraintes de la colonisation (notamment par la Loi sur les Indiens) et du développement économique sous le paradigme néolibéral s’avère encore un passage accablant. En contrepartie, l’expression de la perspective autochtone d’une économie de partage et de mise en commun des ressources vient appuyer le modèle coopératif comme véhicule approprié de cette vision sous une approche plus holistique. Aussi, la notion de réciprocité (à travers la dynamique des relations) est une représentation de circularité et de circulation, en partant d’une solidarité organique qui permet l’échange, la dynamique de groupe et la réunion d’une communauté qui vit en coopération. appui, la Kula telle que définie par Mauss dans les principes du Don, évoque aussi cette circularité où les communautés, dans un mode circulatoire, reçoivent et donnent à tour de rôle. Au-delà de cette dynamique de relations, cela me fait réfléchir au cycle de l’eau. Et six. Pour y arriver, il ne tient qu’aux sociétés d’affirmer leur volonté pour assumer la perspective d’une vision économique qui s’appuie sur la solidarité basée sur le partage des ressources et des connaissances.

Sur le terrain, plusieurs entreprises collectives s’efforcent de redéfinir le sens de faire des affaires. Faire des affaires autrement est la volonté que poursuit Coop Nitaskinan depuis sa création. Désirant valoriser la culture et la vision du monde des Premières Nations, la coopérative croit à l’autodétermination socioéconomique et à l’affirmation identitaire. C’est ainsi que Coop Nitaskinan désire s’émanciper des valeurs et contraintes de la vision économique dominante. Pour y arriver, Coop Nitaskinan a conçu et établi sa théorie du changement. Son schéma, représentant un arbre, sert à guider le choix de ses relations économiques et oriente la dynamique de coopération qu’elle veut susciter au sein de son écosystème territorial. Ainsi, Coop Nitaskinan a fait naître et croître son arbre de la coopération. En ce sens, en s’appuyant sur l’approche holistique et la conception de la circularité, la vision de Coop Nitaskikan tend à concilier et à intégrer à ses pratiques le paradigme du pimatisiwin, qui renvoie à la conception traditionnelle de la nature (la Création) et de la culture (l’Homme).

Source : Schéma de transformation social de Coop Nitaskinan

Nous avons une opportunité de redéfinir l’économie, car l’économie n’est pas immuable. À l’encontre de certains mythes, l’activité économique n’est pas propre à un groupe restreint et privilégié d’individus, mais remonte aussi loin que l’existence humaine sur toutes les contrées. Si on revient à certains principes fondamentaux de l’économie, soit ceux établis sur une activité d’échange de biens et services et de relations humaines, on se rend compte du fait que cette dynamique ne suit pas nécessairement une rationalité calculatrice prescrite par des théories économiques néoclassiques aux paramètres contrôlés. Au contraire, l’économie s’inspire davantage des sciences de la nature du rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Le pimatisiwin (culture en harmonie avec la nature) chez les Atikamekw reprend cette notion, car le mode de vie s’inscrit dans une dynamique économique du bien-être et de relations harmonieuses entretenues avec le territoire (ressources et milieux), le cycle de la vie (générations et phases de vie) et les cycles de la nature (saisonnalité et régénérescence). Au sud, le sumak kawsay en quechua (buen vivir) s’amalgame à la conception du pimatisiwin des Atikamekw. Elle signifie « vivre en harmonie et en équilibre ; en harmonie avec les cycles de la Terre-Mère, du cosmos, de la vie et de l’histoire, et en équilibre avec toute forme d’existence » (Villalba, 2013). Même si les écrits abordent encore peu la conception du buen vivir chez les peuples du Nord, elle a été exprimée par les communautés autochtones depuis des décennies. À vrai dire, le pimatisiwin, dans sa conception, est bien une forme d’économie, car la socioanthropologie économique nous apprend que l’activité économique trouve sa source dans les interactions et les interconnections entre les êtres et leurs milieux et qu’elle se révèle souvent dans des échanges réciproques et équilibrés. Ainsi, le pimatisiwin peut se réexprimer dans l’application possible d’une économie harmonieuse et circulaire. Le principe de circularité (et de circulation) par l’établissement d’une redistribution équilibrée de la richesse peut facilement être intégré à une vision d’affaires autant dans une optique économique et culturelle que sociale. Pas étonnant que le cercle chez les autochtones soit si symbolique, car il appelle au mieux-être global des individus, des communautés et des territoires. La roue de médecine représente cette approche holistique de cette vision. On remarque que dans cette conception du monde et du mode de vie autochtone que les échanges et les relations que les communautés entretiennent entre elles et avec le territoire ont une cadence cyclique.

Source : Tiré de la BD, Nature et culture de la coopération autochtone, Karine Awashish

Pour conduire un développement qui vise le mieux-être global de la planète, il faut passer par la mise en place des conditions qui contribuent à la mise en valeur des ressources physiques et naturelles tout en harmonisant l’épanouissement de la biodiversité, des individus et les collectivités. Pour ce faire, la coopération et la vision holistique des peuples autochtones trouvent leur appui dans les valeurs (et pratiques) de respect, d’harmonie, de bien commun et de réciprocité qui ont déterminé ces rapports sociaux et cette dynamique économique depuis les millénaires. Reste à nous de les reconnaître davantage.

Le travail de Karine Awashish a bénéficié d’une bourse du RRECQ (Réseau de recherche en économie circulaire du Québec) et du FRQ (Fonds de recherche du Québec) dans le cadre du projet « Économie circulaire et coopération – Exploration de trois approches connexes (coopératives, communs et l’arbre de la coopération) pour une économie juste et durable ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Noël, M., & Simard, C. (1977). Artisanat québécois : 3. Indiens et Esquimaux. Montréal : Les éditions de l’Homme.