9 avril 2018
Rien de plus trompeur que ce vocable d’« économie du partage », une dénomination généralement associée à des entreprises telles que Uber (transport de passagers), Airbnb (hébergement) ou TaskRabbit (main-d’œuvre en tout genre), pour n’en nommer que trois. Car de quel partage est-il question au juste? Partage des profits? Pas vraiment, alors que ces entreprises appuient leur croissance fulgurante entre autres sur la confiance que leur ont témoignée les investisseurs en capital de risque. Ces derniers, on le devine bien, seront les premiers remboursés quand ces entreprises dégageront des profits! Partage des risques? Faux, puisqu’en raison du flou législatif qui caractérise à l’heure actuelle ces activités, les normes minimales du travail (salaire, congés, protections diverses, etc.) sont souvent ignorées… À dire vrai, le seul partage qui existe réellement, c’est celui de l’information, une information qui a trait à la disponibilité de certaines ressources (du temps de covoiturage, d’une aire d’hébergement ou d’une expertise quelconque) au profit d’une place de marché virtuelle. Pour les Uber, Airbnb et TaskRabbit de ce monde, avec une poignée d’employés à payer et une solide architecture informatique, on génère ainsi des centaines de millions de dollars en revenus. Rien de plus facile!
L’alternative
Et si on pouvait coupler ces modèles d’affaires, aussi discutables soient-ils, au modèle coopératif afin de faire en sorte que le mot « partage » (re)prenne tout son sens? C’est le programme politique et économique proposé par les tenants du coopérativisme de plateforme (platform cooperativism, en anglais), une nouvelle perspective qui veut donner la réplique à l’ubérisation de l’économie, telle qu’on la connaît aujourd’hui.
Issu de la réflexion de deux universitaires américains, Trebor Scholz et Nathan Schneider, le coopérativisme de plateforme propose essentiellement aux possesseurs de ressources et de compétences de reprendre le contrôle de l’offre par l’entremise de plateformes virtuelles créées et administrées par ces derniers. Ce mouvement, qui s’est aujourd’hui formalisé par l’entremise d’un site Internet et d’un manifeste, remet au goût du jour l’esprit coopératif et l’intègre aux technologies de l’information et de la communication pour proposer une alternative socialement acceptable aux plateformes actuelles de l’« économie du partage ».
« Nous ne sommes pas millionnaires. Nous ne sommes pas une grande entreprise technologique. Nous sommes une coopérative, ce qui signifie que mieux l’un de nos propriétaires se porte, mieux nous nous portons tous », affirme Loconomics, une coopérative de services de tout acabit (travaux et réparations à domicile, garde d’enfants, impôts, etc.) basée à San Francisco. Cette plateforme coopérative est en effet la propriété de ses membres. Ces derniers paient une cotisation mensuelle et acquièrent voix au chapitre quant aux décisions de gestion de la coopérative, qu’il soit question d’améliorer les fonctionnalités de la plateforme, d’investir en publicité ou de verser une ristourne aux membres. Il en va de même pour Green Taxi Cooperative, établie à Denver et qui, forte de ses 800 membres issus de 37 pays, et tous propriétaires de leur véhicule, constitue de facto la plus grande « entreprise » de taxis roulant dans la capitale du Colorado. En échange d’un montant forfaitaire unique de 2 000 $ et d’une cotisation mensuelle de 75 $, les chauffeurs de la Green Taxi Cooperative ont, tout comme chez Loconomics, l’occasion d’influer sur les destinées de la coopérative, au sein d’un domaine d’affaires où la concurrence est rude et où les profits sont notoirement rares…
Ces deux coopératives ne sont que deux exemples parmi des dizaines d’autres plateformes coopératives ayant vu le jour depuis cinq ans, dans des domaines aussi variés que la finance, l’alimentation ou la musique en ligne, par exemple. Car les avantages pour les membres et les clients sont nombreux : coûts d’acquisitions des ressources plus bas, répartition plus équitable des surplus, flux financiers qui demeurent à l’intérieur des communautés où ces coopératives sont établies, meilleure protection à l’égard des aléas du marché…
Il aura fallu que les vicissitudes du capitalisme industriel naissant éclatent au grand jour afin qu’un modèle alternatif de production, la coopérative, émerge au milieu du XIXe siècle. Quelque 150 ans plus tard, au fur et à mesure que les effets néfastes de la prétendue « économie du partage » sont de plus en plus apparents, le coopérativisme de plateforme propose à son tour une autre façon de faire, à l’ère numérique! L’Histoire est une roue qui tourne!